Je me souviens I
2009 - sur les rives de l'océan indien. Je me souviens… « je me souviens le départ ce matin là… », les paroles d’une chanson de Ménélik me reviennent à l’esprit. Plus de 10 ans déjà. Si peu et tant.
J’étais alors professeur de français à Maxixe, Mozambique. Dotora Sarà s’il vous plait. Un sourire me venait aux lèvres. Le vent empreint d’écume vint gifler mon visage, laissant cette moiteur salée qui colle les cheveux sur la peau, moiteur typique des contrées tropicales. Le bateau qui m’emmenait vers mes cours peinait à s’échapper des rafales qui s’engouffraient dans la baie de Inhambane. Comment en étais-je arrivée là ? Je ne sais plus.
Fin de l’histoire. Rares sont les histoires qui peuvent avoir une fin, privilège ou cauchemar. Les mots de la mémoire nous laissent bien en vie. Je repense aux mouches de Sartre, celles qui viennent nous titiller dans les oreilles, nous siffler, nous susurrer ce que l’on éviterait bien de se rappeler, ces histoires sans fin que l’on a beau chasser de nos pensées, en vain. Sur combien d’histoire j’aimerais poser un point. Un point final. Commencer et terminer quelque chose, pour une fois. Mais est-ce possible de terminer ? Rien ne se perd, tout se transforme ; est ce Anaxagore ou Lavoisier qui disait ça ?
J’ai si peur de ne pas trouver les mots justes, les mots simples pour raconter.
Me voilà aujourd’hui presque divorcée d’un mariage qui dura juste deux ans et maman depuis presque 3 ans. Comment en étais-je arrivée là ? Ca, je pense encore m’en rappeler.
Je faisais partie de ces faux étudiants, dilettante des bancs de facs, qui passait plus son temps à découvrir la vie festive de la gran’ ville et courir derrière de petits boulots me permettant péniblement de tenir mon train de vie. Un tout petit studio en plein cœur de Marseille, ma « garçonnière » à moi, une vieille 106 Peugeot récupérée en Corse et qui doit encore finir sa vieille carcasse sur l’île, et la folie de mes 20 ans. Dire que c’était il y a à peine six ans…
Mes études d’Histoire de l’Art copieusement bâclées, avec toutes les excuses du monde que je parvenais à m’inventer, je m’étais motivée et passionnée, un temps, pour la sociologie. Mon rêve, bien que provisoire, était de pouvoir étudier le comportement humain dans son environnement et adapter le tout à une architecture plus fonctionnelle et cohérente, tout en laissant la place à l’inutile…beaucoup de mots pour peu de choses.
L’inutile, chose si futile que j’apprendrais à apprécier réellement quelques années plus tard, au Rwanda. Faire quelque chose d’aucune utilité apparente, pouvoir s’asseoir à une terrasse devant un café et regarder les gens qui passent sans ne penser à rien, rien de bien grave, juste un coup d’œil sur ce monsieur qui passe, sur les talons impressionnants de cette jeune femme qui se démène pour cacher son manque d’assurance, ou bien ce vieux monsieur qui doit avoir tant à raconter, ou pas d’ailleurs, mais qui est là, bien en vie, qui a peut être eu le choix, lui.
Il s’est passé tant de choses depuis.
Avec la sociologie et mon engouement pour la Corse où j’avais passé mes sept dernières années, je découvrais Durkheim et Weber en m’enfermant des jours entiers dans mon repère et m’imaginant ce que signifiait prendre des décisions en tant que meneur, révolutionnaire, élu du peuple. C’est là que je compris pas à pas, à mon grand damne, que tout de même, il se pouvait bien que le peuple lui-même ne désire point cette liberté.
« Oh, combien de marins, combien de capitaines.. » combien de théories bancales ais je pu m’échafauder durant ces dernières dix années, en y croyant, en y rêvant.
Un sourire me vient aux lèvres.
« Deviendrais tu enfin raisonnable ? – Mais papa, tu sais bien que je ne compte pas le devenir. – Le contraire et je t’aurais reniée ! »
Non, je te rassure, je ne comptais toujours pas devenir raisonnable, j’aurais eu beaucoup trop à perdre. Mais désormais mes théories bancales s’étaient bel et bien effondrées et après cette période de désolation, je me reconstruisais par petits morceaux, peux être moins bancaux eux, du moins je l’espérais, en tentant de laisser quand même une petite part à mes rêves les plus incertains.
Mes études de sociologie, toutes autant laborieuses que les antécédentes, me convainquirent néanmoins que je ne trouverais la réponse à mes incessantes questions, satanées mouches, ni sur les bancs de l’université de Lettres d’Aix-en-Provence, ni dans les ruelles de Marseille.
Je voulais tout savoir, tout comprendre, tout observer, décortiquer ce monde étrange, attirée par les lumières lugubres des fonds les plus bas. J’avais déjà rencontré de bien tristes milieux, de bien tristes histoires, je les avais frôlées, j’y ais goûté parfois, mais jamais je ne m’y étais mêlée sans lâcher cette corde, cette lisière ombilicale de notre éducation qui nous laisse un pied dans nos certitudes et l’autre dans le réel, ce monde si grand, si beau, si laid, si complexe et si fragile. Je prônais à qui daignait bien écouter, chose banale dans les couloirs de facs ou les soirées entre smicards, qu’il fallait non seulement toucher du doigt pour comprendre mais s’y jeter totalement, advienne ce qui adviendra.
Oh amigos, si seulement vous pouviez m’entendre maintenant, comprendre à quel point j’avais bien pu me tromper.
Je me souvenais de ces mots que je trouvais si justes, si merveilleusement et tout simplement dits par Hubert Sauper au sujet de son reportage « Le Cauchemar de Darwin » et « Kisangani Diary ». C’était comme soulever le couvercle de notre poubelle, ça sentais mauvais, c’était sale, et moi, il avait fallu que je me jette dedans.
Même si on a le choix, comment peut-on en sortir indemne ?
Voilà ce qu’est l’Etre Humain, cet animal si fier, si conscient, si hypocrite surtout.
Oui, il fallait que je l’admette, le Rwanda m’avait laissé de bien tristes cicatrices, les miennes cette fois, même si, si ridicules par rapport aux leurs.
Je me revois encore sur mon fauteuil vert de mon 23 m2, un verre de vin d’une main, une cigarette ou un pétard de l’autre, à refaire un monde qui n’existe pas. De ces nuits entières avec Elo ou Fabien à extraire des théories de mon cerveau légèrement embrumé, à les démonter au même instant, ça c’était mon coup de poker favori, à confronter mes idées, dans l’unique but, je l’admets aujourd’hui, de gagner la partie. Et j’avais du succès. Ou peut être je fabule. Mais il me semble bien que ma compagnie et mes idées étranges étaient appréciées, les plus innocents, ou plus crétins, à croire chacun de mes mots, et les plus sages à rire bien doucement de ma présomption. Tu avais tant de chemin à faire encore, Sarà.
Oui, mais je pensais alors qu’au moins j’étais en chemin.
Il s’était passé plusieurs mois, peut être même bien plus d’une année, où mon chemin avait été bien plus difficile. La sensation d’avancer à tâtons, de ne plus voir ou ne plus vouloir regarder. La peur de chaque instant, la peur de ce monde si vrai, déshabillé de toutes ses parures, mis à nu et oh frayeur, le découvrir bien laid et si triste, si fragile ; ouvrir le couvercle de la poubelle du monde, sans se bander les yeux, respirer cette puanteur et bien aspirer pour que les poumons s’en imprègnent dans chacune de ses alvéoles, entendre ce silence de mort, se taire car nul ne peut dire, occuper chaque instant de pensées utiles, vitales pour d’autres, regarder la mort en face qui dérobe un enfant sans échapper au marteau du juge . « Accusé, Levez-vous »…
A ce moment là, nul chemin en face des yeux, nulle issue, un semblant de purgatoire.
(...)
